19 de março de 2018 Chakè Matossian

 
Alors que la mode vegan s’étend avec autorité et que l’animalisme entame sa conquête du pouvoir politique, l’on apprécie d’autant plus le décalage qu’offre Sophie Calle (1953- ) avec son intervention au Musée de la Chasse et de la Nature de Paris.[1] L’exposition, intitulée Beau Doublé, Monsieur le Marquis!, mise en place par la commissaire Sonia Voss, s’est tenue du 10 octobre 2017 au 11 février 2018. Le visiteur se plonge dans l’atmosphère du musée subtilement dérangée par les photos, les textes, les objets, les vidéos de Sophie Calle de même que par les étranges sculptures de l’artiste invitée, Serena Carone (1958- ).

sourisLa beauté du musée et de ses collections nous rappelle assurément que la chasse était un signe de distinction et caractérisait la noblesse, avec son monde plus esthétique que pratique. Ce qu’évoque du reste le titre de l’exposition contenant les mots “beau” et “marquis”.

Depuis le début, le travail de Sophie Calle a quelques points communs avec la chasse. L’artiste piste des personnages à la manière d’un détective, elle en piège d’autres qui acceptent de dormir dans ses draps et d’être capturés par l’appareil photographique. Il incombe maintenant au visiteur de se faire chasseur, de traquer la présence de Sophie Calle à travers les traces et indices qu’elle a laissés. Ici une chaussure, là un texte, un objet, une photographie insérée dans la vitrine aux côtés de tableaux, une corde, un chat mort et pendu sur un chaise…

Il est aussi question des souvenirs qu’elle raconte, comme celui des abandons dans l’enfance, des déconvenues amoureuses, du travail raté, notamment celui de streap teaseuse professionnelle avec perruque blonde et talon aiguille. Sophie Calle s’invente des moments de vie, signalant ainsi le rôle de la fiction dans l’élaboration de la réalité du moi. Le concret auquel nous tenons comme à la vérité n’est somme toute que l’illusion masquant notre finitude. Mélancolie dont les 100 Chauves-Souris (2002) de Serena Carone renforcent la dimension par leur symbolisme légendaire depuis Albrecht Dürer (1471-1528) – Melancolia I, 1515 – et l’on pense à la gravure de Francisco Goya (1746-1828), Le Songe de la Raison Engendre des Monstres (1797).  Car c’est bien la mort qu’interroge ici Sophie Calle, à travers celle de son chat, Souris, et celle de son père, Bob. Nous sommes confrontés à un équivalent visuel de la réflexion augustinienne et pascalienne du rapport entre la chasse, la curiosité et l’oubli de Dieu ou de la mort – un lièvre me distrait et j’en oublie ma finitude à laquelle je ne veux pas penser, écrivaient les deux penseurs.

Sur la plaque métallique vissée au bas d’une photographie encadrée de son père, Sophie Calle écrit:

Supprimer le contact. Pas facile.
Quand mon père est mort, je n’ai pas effacé son numéro de mon téléphone.
Hier, par mégarde, je l’ai composé avant de raccrocher aussitôt.
Peu après, son portrait et son nom se sont affichés sur l’écran.
Bob m’envoyait un message.

Le contact présent n’est pas davantage facile. Dans un petit cadre kitsch orné de sapin enneigé et de deux loups, Sophie Calle nous fait part d’un épisode de sa vie qu’elle intitule La Mauvaise Haleine (2000) (on pense au flacon de parfum de Marcel Duchamp (1887-1968), Belle Haleine – Eau de Voilette, 1921). Le contact téléphonique a le mérite de supprimer cette expiration nocive que l’interlocuteur respire contre son gré. Ayant senti l’air malsain, le père décide et impose à sa fille de trente ans un rendez-vous chez un médecin généraliste. Sophie Calle, attentive aux indices comprend de suite, aux “façons” du médecin qu’elle a “affaire à un psychanalyste”:

(…) je lui dis mon embarras: “Il y a méprise. Mon père est persuadé que j’ai mauvaise haleine, mais c’est chez un généraliste qu’il m’a envoyée”. Le psychanalyste répliqua: “Vous faites toujours ce que votre père vous dit de faire?”. Je devins sa patiente.

Avant de mourir, Bob a ainsi produit la mort du père et Sophie Calle l’a entendu, sur le divan.

 
Nota:

[1] http://www.chassenature.org/sophie-calle-et-son-invitee-serena-carone/

 

Imagens: Sophie Calle | La Mauvaise Haleine | Paris | 2000 | fotomontagem
  Serena Carone | 100 Chauves-souris | Paris | 2002 | instalação
  Sophie Calle | Souris | Paris | 2017 | fotografia

Chakè Matossian, philosophe et docteur en Théorie de la Communication (Universidade Nova de Lisboa, Lisbonne, Portugal), a enseigné à l’Universidade Nova de Lisboa de 1981 à 1993. Elle est professeur honoraire de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, Ecole Supérieure des Arts (Bruxelles, Belgique) où elle a enseigné jusqu’en 2015. Elle a participé à des colloques et séminaires internationaux, a été invitée par Carlo Ossola pour intervenir dans le cadre de son séminaire au Collège de France (Paris, France) avec deux communications sur Jules Michelet, une conférence sur les autoportraits de Leonardo da Vinci et Albrecht Dürer en Arménie et une conférence sur l’invisible chez Søren Kierkegaard – Invisible mais Présent en Esprit: le Séducteur de Kierkegaard.