17 de dezembro de 2018 Chakè Matossian

 
Qui suis-je? Question existentielle que tout être humain se pose et qui l’entraîne à se mettre en histoire, car “pour vivre, nous avons besoin d’entrer dans une histoire et de nous identifier”.[1] Les laboratoires l’ont bien compris. Nous avons tous vu des publicités promettant la connaissance de soi grâce à l’analyse de notre ADN qui nous dévoilerait nos origines ancestrales. La généalogie génétique connaît un succès grandissant, comme si le renvoi à une “origine” pouvait rassurer l’individu perdu dans l’instantanéité de la technologie et dans la complexité trouble à laquelle donne lieu la génétisation de la parenté, révolutionnant mariage, procréation et filiation.[2] L’instantanéité du monde connecté où circule le moi, le self qui se donne à voir dans les “selfies”, son ubiquité virtuelle procurent un espace-temps inquiétant (le moi apparaît et disparaît le temps d’un clic) qui entraîne l’individu à rechercher sinon un ancrage du moins un repérage à la fois temporel et spatial. Ainsi, les laboratoires prétendent-ils offrir au moi éphémère une longévité spatio-temporelle: vous venez de loin.

Dans son essai “Le Roman Familial des Névrosés” (1909), Sigmund Freud (1856-1939) examinait la dimension narrative et la fiction à l’œuvre dans la représentation que l’enfant se fait de sa naissance. Lorsqu’il commence à porter un regard critique sur ses parents ou qu’il ressent un manque d’amour de leur part, l’enfant se met à douter que ses parents soient ses “vrais” parents et s’imagine des scénarios comme l’abandon, l’adoption ou le vol.[3] L’enfant s’imagine des parents au statut social élevé jusqu’au jour où il comprend que mater certissima est. Dès lors, ne pouvant plus douter de son lien à la mère, il accorde encore au père (pater semper incertus est) un rôle dans sa fiction. Aujourd’hui, le laboratoire apporte la preuve de la paternité de même qu’il permet de nouvelles formes de maternité. Cette “preuve objective” engendre une altération du roman familial qui ne concerne plus le père et la mère mais les ancêtres lointains, des continents et des tribus exotiques. Suis-je scandinave, amérindien, africain, asiatique, descendant de Toutankhamon…? En échange d’un peu de salive vous le saurez.

Il me semble intéressant de réfléchir à ce que représente le recours à la salive dans ce nouvel aspect d’une fiction du moi dont l’individu ne peut se passer. La bouche ne s’ouvre plus pour parler (énoncer les noms des aïeux connus ou poser des questions) mais pour cracher, ce qui revient à annihiler le langage et à installer l’image du moi dans la sécrétion, dans l’abject car on ne crache que du négatif: signe de maladie, de haine, de mépris. A l’instar d’un malade, l’individu envoie son échantillon de salive afin que le laboratoire en réalise une interprétation, comme si la réponse biologique pouvait clôturer une question existentielle. Une double croyance est ici alimentée: d’une part, la croyance de l’individu dans la capacité qu’aurait ce résultat à révéler ce qu’est le “moi”, c’est-à-dire la soumission au référent et le retour à l’ontologisation. D’autre part, se trouve alimentée la croyance infantile dans la valeur procréatrice du crachat qu’avait signalée Georg Groddeck (1866-1934).[4] Montaigne (1533-1592) rappelait la réaction du philosophe de l’Antiquité, Aristippe, lorsqu’on lui parlait de l’affection qu’il devait à ses enfants puisqu’ils étaient sortis de lui: “il se mit à cracher, disant que cela en était aussi bien sorti”.[5] Associé à l’expectoration, l’enfant participe à l’informe – le crachat sera l’image de l’informe pour Georges Bataille (1897-1962)[6] – auquel l’éducation donnera une forme, en passant par le langage.

Le test génétique introduit une représentation familiale qui ne tient plus à l’arbre généalogique mais au réseau génétique, conférant au laboratoire la “fonction paternelle” ainsi que le rôle du “sujet supposé savoir” pour reprendre l’expression de Jacques Lacan (1901-1981). Il déplace le psychique vers le biologique et clôture l’énigme du moi au lieu de l’ouvrir.

Pourquoi limiter cette recherche du moi dans le temps et ne pas remonter à nos cellules ancestrales, aux amibes ou aux unicellulaires qui, aux yeux de Freud illustraient (biologiquement) le narcissisme dépendant de Thanatos? En prélevant sa salive, en se crachant soi-même, sans père ni mère, l’individu réalise l’auto-conception à laquelle le laboratoire confère la dimension immaculée. Derrière sa pureté aseptisée, le laboratoire relance peut-être aussi le pouvoir magico-religieux du crachat qu’un Georges Dumézil (1898-1986) avait noté dans les mythes sur l’origine de la fermentation de tous les continents.[7]

 
Notas:

[1] Laplanche, Jean. (1994) La Priorité de l’Autre. In: Urribarri, Fernando (Dir.). Après Lacan: le Retour à la Clinique. Paris: Éditions d’Ithaque, 2017, p. 194.
[2] Cf. Déchaux, Jean-Hugues. Le Gène à l’Assaut de la Parenté?. Revue des Politiques Sociales et Familiales, n. 126, juin. 2018, p. 35-47.
[3] Freud, Sigmund. (1909) Le Roman Familial des Névrosés. In: Névrose, Psychose et Perversion. Traduction: Jean Laplanche. Paris: PUF, 1973, p. 158.
[4] Groddeck, Georg. La Maladie, l’Art et le Symbole. Traduction: Roger Lewinter. Paris: Gallimard, 1969, p. 56.
[5] Montaigne, Michel de. (1580) Essais, I, chap. XXVIII. Paris: Gallimard, 1973, p. 267.
[6] Bataille, Georges. (1929) Informe. In: Œuvres Complètes, t. I: Premiers Écrits 1922-1940. Paris: Gallimard, 1970, p. 217.
[7] Dumézil, Georges. (1935) Un Mythe Relatif à la Fermentation de la Bière. In: École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences Religieuses. Annuaire 1936-1937. Paris: École Pratique des Hautes Études, 1935, p. 7.

 
Imagem: Jackson Pollock | Easter and the Totem | Nova Iorque | 1953 | óleo sobre tela

Chakè Matossian, philosophe et docteur en Théorie de la Communication (Universidade Nova de Lisboa, Lisbonne, Portugal), a enseigné à l’Universidade Nova de Lisboa de 1981 à 1993. Elle est professeur honoraire de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, Ecole Supérieure des Arts (Bruxelles, Belgique) où elle a enseigné jusqu’en 2015. Elle a participé à des colloques et séminaires internationaux, a été invitée par Carlo Ossola pour intervenir dans le cadre de son séminaire au Collège de France (Paris, France) avec deux communications sur Jules Michelet, une conférence sur les autoportraits de Leonardo da Vinci et Albrecht Dürer en Arménie et une conférence sur l’invisible chez Søren Kierkegaard – Invisible mais Présent en Esprit: le Séducteur de Kierkegaard.